CHAPITRE VII
Andy me ramène chez lui. Il me propose de boire quoique chose, je refuse, et il se sert un scotch, avec deux glaçons. La nourriture qu’il a absorbée l’avait quelque peu dessoûlé, mais il entreprend de se rattraper. Andrew Kane a un vrai problème, et il entend le partager avec moi. L’ébriété lui délie la langue, et il me parle de son travail beaucoup plus librement que s’il était à jeun, tout en se gardant bien, toutefois, de mentionner la présence de Joël ou l’existence de vampires. Mais j’ai besoin de lui, et s’il doit m’aider, il vaudrait mieux qu’il ait les idées claires. Je n’ai vraiment pas le temps de colmater les brèches dans sa psyché malade. Pourquoi boit-il autant ? Il a dit tout à l’heure qu’il n’en voulait pas à ses patrons, mais il a menti. Il hait le général, c’est évident. Mais je n’arrive pas à établir de contact télépathique, sans doute parce qu’il est sous l’influence de l’alcool. Tout ce que je ressens, ce sont de graves conflits émotionnels, associés à une forte excitation intellectuelle : Andy est ravi de travailler sur Joël, d’analyser son sang, mais son implication directe dans le projet le perturbe. Je n’en doute pas.
Nous nous installons sur le divan, dans le salon. Il passe en revue son courrier, puis il jette les enveloppes par terre.
— Des factures, grommelle-t-il, son verre de scotch à la main.
— C’est ce qu’il y a de plus pénible dans la vie, à part la mort.
— Avec tout ce que vous laissez aux dés, j’espère pour vous que le gouvernement vous paie bien.
Fixant le ciel qui commence à s’éclaircir, il a un petit reniflement de dépit.
— Ce qui est certain, c’est qu’ils ne me paient pas le salaire que je mérite.
Il jette un bref coup d’œil sur mon collier de perles.
— On dirait que vous n’avez pas de soucis financiers.
— Avant de mourir, mon père a fait fortune dans le pétrole.
Je baisse les yeux, feignant d’être émue.
— J’étais son unique enfant.
— Il vous a tout légué ?
— Jusqu’au dernier dollar.
— Ça doit être sympa.
— Très sympa.
Je me rapproche de lui, et je pose une main sur son genou. Une fois de plus, mon charme opère. Sans me vanter, je jure que je pourrais séduire la femme d’un prédicateur aussi facilement qu’un Marine en permission. Pour moi, le sexe n’a pas de secret, et je n’ai aucun scrupule : je me sers de mon corps comme d’une arme, avec la même aisance.
— A quel genre de recherches vous livrez-vous, dans votre labo ?
De la main, il me montre son bureau.
— Tout est là-dedans.
— De quoi parlez-vous ?
Andy avale une gorgée de scotch.
— Ma plus grande découverte. J’en garde un modèle réduit chez moi, histoire de m’inspirer.
Un rot sonore lui échappe.
Mais pour l’instant, ce qui m’inspirerait vraiment, ce serait une bonne grosse augmentation.
Bien que je sache ce qu’il y a dans son bureau, je décide d’aller jeter un coup d’œil sur les deux maquettes d’ADN, l’humain et le vampirique.
— Qu’est-ce que c’est ?
Trop heureux de biberonner son scotch, il reste assis sur le divan.
— Vous avez déjà entendu parler de l’ADN ?
— Oui, bien sûr. J’ai fait des études, et j’ai obtenu mon diplôme.
— Vous étiez dans quelle université ?
— Celle de l’état de la Floride.
Je reprends ma place à côté de lui, et j’en profite pour me rapprocher encore.
— J’ai eu les félicitations du jury.
— Quelle était la matière choisie ?
— Littérature anglaise, mais j’ai également suivi des cours de biologie, et je sais que l’ADN est une molécule qui a la forme d’une double-hélice, et qui contient toutes les informations nécessaires à la vie.
Je fais mine de réfléchir un instant, puis je lance :
— Ce sont des modèles réduits d’ADN humain ?
Il pose son verre.
— L’une d’entre elles, en effet.
— Et l’autre, qu’est-ce que c’est ?
Il s’étire en baillant.
— Un projet sur lequel mon partenaire et moi travaillons depuis un mois.
Mon sang se glace. C’est justement le mois dernier qu’Eddie Fender a commencé à produire les vampires de sa horde de bandits. Andrew Kane a pu reproduire l’ADN de vampire, dont Arturo avait eu la vision, parce qu’il en analyse les molécules depuis plusieurs semaines, et bien avant que Joël n’ait été capturé. Ce qui signifie forcément que l’un des descendants d’Eddie Fender a échappé au massacre.
— Je n'en sais rien. J’ai détruit ta bande de crétins.
— Tu ne devrais pas être aussi sûre de toi.
— Si, j’en suis sûre. Ce que tu ne sais pas, c’est que je sais si quelqu’un ment ou pas. C’est l’un des dons merveilleux que je possède, et que tu n'as pas. Il n’y a plus que toi, et nous le savons tous les deux.
— Et alors, quelle importance ? Si j’en ai besoin, je peux en faire d’autres.
Eddie Fender avait admis qu’il ne restait plus aucun vampire. Il aurait été bien incapable de m’abuser, sauf, peut-être, s’il avait été lui-même trompé. Peut-être que l’un de ses vampires en avait créé un autre sans le lui dire. C’est la seule explication possible. Ce vampire-là s’est fait prendre par les militaires, qui l’ont emmené dans leur base au milieu du désert. Se pourrait-il que ce mystérieux vampire s’y trouve encore ? Voilà qui n’arrange pas mes affaires. Dans ces conditions, l’évasion de Joël risque d’être plus compliquée que prévu.
Il faut que je réfléchisse : n’est-ce pas déjà trop tard ? Andrew Kane a en sa possession – au minimum – un schéma du code ADN du vampire. Combien de temps faudra-t-il à lui et à ses collègues pour réussir à fabriquer d’autres suceurs de sang ? La seule chose qui me laisse un peu d’espoir, c’est que le général m’a donné l’impression d’être un homme qui dissimule tout, jusqu’au moment où il décide enfin de passer à l’action. Andy a dit la même chose. Tout ce qui se rapporte aux vampires se trouve probablement quelque part dans la base, dans une pièce solidement verrouillée.
Je me force à rire, afin qu’Andy ne se doute de rien. Je me force à rire, et j’y parviens, non sans mal.
— Seriez-vous en train de fabriquer un monstre, comme ce bon docteur Frankenstein ? dis-je en plaisantant, sans plaisanter du tout.
Pour des raisons évidentes, ma question fait mouche, et Andy reste silencieux un moment, fixant son verre comme si c’était une boule de cristal.
— Disons que l’enjeu de l’affaire est énorme, admet-il. Modifier le code ADN d’un être vivant, quel qu’il soit, revient à lancer les dés. On peut gagner, mais on peut également perdre.
— Mais ce doit être terriblement excitant, non ?
Il pousse un profond soupir.
— Le responsable de tout ça n’est pas celui qu’il nous faudrait.
Je pose ma main sur son épaule.
— Comment s’appelle-t-il ?
— C’est le général Havor. Un homme dur – sa propre mère n’a pas jugé bon de lui trouver un prénom. En tout cas, je ne le connais pas. On l’appelle Mon Général, ou Sir. C’est un farouche partisan de l’ordre, de l’action, du sacrifice, de la discipline, du pouvoir.
Andy secoue la tête.
— Et on ne peut pas dire qu’il ait cherché à créer un environnement favorisant la liberté de penser et le travail en équipe.
Je joue alors à la jeune fiancée compatissante.
— Dans ces conditions, vous devriez démissionner.
Un sourire amer éclaire fugitivement le visage d’Andy.
— Si je m’en vais maintenant, je tourne le dos à l’une des plus grandes découvertes de notre époque. Sans compter que je dois travailler, j’ai besoin d’argent.
Doucement, je caresse ses cheveux. Ma voix douce est irrésistible.
— Il faut vous détendre, Andy. Ne pensez plus à cet horrible général. Ecoutez, quand vous aurez fini de travailler, demain, venez directement dans ma suite. Je suis descendue au Mirage, chambre 2-1-3-4. Nous irons faire un tour au casino, puis nous dînerons ensemble, d’accord ?
Tendrement, il prend ma main. Ses yeux semblent retrouver un peu de leur acuité, et je peux enfin établir un contact mental avec lui, et sentir la chaleur de ses sentiments pour moi. Andrew Kane est un homme bon, qui travaille dans un mauvais laboratoire.
— Il faut vraiment que vous partiez ? me demande-t-il d’une voix triste.
Penchée vers lui, je l’embrasse sur la joue.
— Oui, je dois m’en aller. Nous nous verrons demain.
Je lui adresse un clin d’œil coquin.
— Vous verrez, nous allons bien nous amuser.
Cette idée lui plaît.
— Vous savez ce que j’aime chez vous, Lara ?
— Quoi donc ?
— Vous avez du cœur, et je sens que je peux vous faire confiance.
Je hoche la tête.
— Vous pouvez me faire confiance, Andy. Vraiment.